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Comment peut-on penser qu'un dialogue vraiment humain puisse mener
un homme à la lumière divine, sinon parce qu'on estime, justement, que
le germe divin est déjà présent dans l'esprit de celui qui écoute (cf.
GS n°3 et n°18) et qu'il se trouve en quelque sorte fécondé par ce
dialogue ? Mais, ce qui vaut pour la théorie platonicienne de la
réminiscence, ce petit esclave qui, au cours du dialogue avec Socrate, se
rappelle de connaissances qu'il aurait reçues dans une vie antérieure,
cela ne vaut pas pour la connaissance surnaturelle qui donne le salut. La
théorie platonicienne de la réminiscence et la théologie catholique de
l'apostolat ne s'appareillent guère, puisque la foi est essentiellement
surnaturelle. Si l'on cherchait à établir une ressemblance entre les
deux démarches, il faudrait, ai préalable, "naturaliser" le
surnaturel. Si, de fait, le surnaturel n'était rien d'autre que la nature
dans sa transcendance spirituelle vis-à-vis d'elle-même, on pourrait
sans doute envisager le dialogue comme un instrument ordinaire de la
transmission de la foi... Mais, en adoptant crûment un tel postulat, il
faut bien admettre que l'on s'écarte considérablement de la Tradition,
dans son esprit comme dans sa lettre.
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Revenons au paragraphe d’Ad gentes qui sert de point de départ
à notre réflexion. Il faut avouer que notre interprétation apparaît
encore renforcée si l'on scrute la suite du texte. Il faut “
libérer ” les trésors de la conscience humaine par “ la lumière de
l'Évangile ”. On retrouve dans cet impératif nouveau la même
perspective que précédemment. Chacun porte la foi au cœur de son cœur,
et l'Évangile est, en quelque sorte, le détonateur, le libérateur
d'énergies cachées. Il ne s'agit pas d'une énergie nouvelle, ce n'est
pas une force en elle-même, mais simplement le révélateur, au sens
photographique du ternie, de ce que porte en elle la conscience humaine.
Il devient très difficile, dans la perspective instaurée par ce texte
conciliaire, de maintenir que l'Évangile a un contenu qui lui est propre.
Le Christ apparaît simplement (et de façon très romantique,
quasi-hégélienne) comme le libérateur des esprits, qui fait advenir
chacun à sa vérité propre.
On
comprend pourquoi le dialogue, moyen privilégié du nouvel apostolat,
n'était pas particulièrement prisé dans l'Église catholique. Saint Paul
s'y essaya une fois, à Athènes, sur l'Aréopage, mais ce fut sans grand
succès, comme le note assez cruellement son mémorialiste saint Luc (cf.
Ac. XVII). Qui dit dialogue dit recherche, en soi-même et avec les
autres, d'une vérité latente. Le dialogue est un instrument ordinaire de
la philosophie. Si Le Banquet de Platon offre une charte immortelle
à toute démarche de la Raison vers le Mystère, on peut dire que les
philosophes conçoivent la vérité comme une belle endormie, attendant
qu'on vienne la prendre par la main.
La
vérité chrétienne n'est pas de même nature. Elle est avant tout une
victoire (sur soi-même) et donc une conquête, arrachée à la
médiocrité native de notre pauvre humanité. Elle est l'enjeu du procès
que Dieu fait au monde à cause du péché. Dans ce cadre, le fidèle,
en tant que tel, se définit comme un témoin, ainsi que l'explique
saint Jean dans le Prologue de son Évangile. Sa parole ne ressemble ni à
la suggestion du conseiller, ni à la proposition du
vendeur. Elle n'est pas encore le verdict du Juge, sans se
confondre pour autant avec la plaidoirie de l'avocat. Elle
posséderait quelque chose de l’assurance d'un ami avertissant
son ami. Parrhésia ! Le mot se trouve dans saint Paul !
Tout
en récusant l'usage de la violence, signe d'échec et insigne du diable,
l'annonce peut en effet devenir tranchante comme un glaive, “
pénétrant jusqu'à la jointure de l'âme et de l'esprit ” comme le dit
magnifiquement l'auteur de la Lettre aux Hébreux. |