Prenons,
pour mieux mesurer la distance qui sépare ces deux positions, l'exemple
de Tertullien, le premier théologien latin. Dans son Apologétique, il
en appelle au témoignage de “ l'âme naturellement chrétienne ” en
des termes qui nous émeuvent encore, dix-huit siècles plus tard. Mais ce
témoignage juridique qu'il invoque, dans le procès qu'il intente à
l'Empire romain persécuteur, n'a rien de spontané. Il est uniquement a
posteriori. Ce qu'il remarque, c'est que, dans le monde de son temps,
deux siècles après Jésus-Christ, il y a des chrétiens partout, alors
même qu'ils sont partout persécutés. Mais lorsque lui-même explique
comment il en est venu à croire, il s'écrie : “ Credo quia absurdum.
” Le mot "absurdum" ne signifiait pas alors ce que
Sartre ou Camus lui ont fait dire tout récemment. On pourrait paraphraser
respectueusement le grand Africain en lui prêtant le développement
suivant : Je ne crois pas au témoignage infaillible de ma conscience en
quête de vérité et qui se laisse fortement et suavement pénétrer par
la lumière divine. Je crois, au contraire, parce que je fais violence à
mon inclination naturelle ; je crois parce que ce que l'on m'enseigne
dans l'Église est inouï, je ne l'ai jamais entendu ailleurs, en ce sens
c'est "absurde", cela dépasse la raison, cela dépasse tout ce
que ma conscience pouvait me représenter. Je crois parce que cette
vérité, qui échappe au savoir de ma conscience, m'apparaît comme
divine et vraiment surnaturelle. Je crois à l'autorité de Dieu plutôt
qu'aux facilités que me suggère ma conscience.
La
question de l'autorité dans l'acte de foi n'est pas anecdotique. Elle
renvoie au caractère surnaturel de notre adhésion à la parole de Dieu.
Ce ne sont pas des motifs humains qui nous poussent d'abord à embrasser
la foi, mais la puissance du Dieu qui s'est manifesté et la beauté de
l'amour dont Il nous a aimés le premier. Peut-être ne mesurons-nous pas
assez que c'est en un Sauveur que nous croyons, un Sauveur qui nous sauve
des étroitesses de notre intériorité, un Sauveur qui nous sauve de la
pauvreté des vérités que nous sommes capables d'entrevoir par
nous-mêmes, un Sauveur qui nous sauve de l'illusion où nos péchés ne
manquent pas de nous plonger. Notre foi en ce Sauveur ne vient pas de
nous-mêmes mais de Lui : “ Ce n'est pas la chair et le sang qui t'ont
révélé cela ” dit Jésus en admirant la foi de Pierre (Matth. XVI,
15). Et dans saint Jean : “ Nul ne vient à moi, si mon Père ne
l'attire ” (Jo VI). Il faut, à un moment ou à un autre, nous laisser
faire (ou, ce qui revient au même, il faut faire le grand saut). Saint
Thomas d'Aquin, dans son Commentaire des Noms divins, définit la
foi comme “ aliqua collocatio mentis in Deum ”, une
situation en Dieu, une position en Dieu qui provient d'un renoncement à
soi. Et dans la Somme théologique, le Docteur angélique insiste :
la foi n'est pas un savoir immanent à la conscience ; il est
impossible de croire et de savoir en même temps, affirme-t-il, ce qui
revient à dire qu'il est impossible de définir la foi comme liberté de
conscience, en identifiant liberté et vérité, dans un savoir qui ne
serait qu'un savoir de soi.
On
voit comment l'enseignement conciliaire sur la vérité, qui apparaît à
la conscience par la seule force de sa lumière propre, indépendamment de
l'autorité d'une Parole ou d'un Livre, est un enseignement qui stérilise
la foi, parce qu'il la réduit, peu ou prou, à des lois qui ne sont pas
les siennes, mais qui sont celles du savoir en général et du savoir
philosophique en particulier.
C'est
dans cette perspective que je voudrais maintenant me situer : puis-je
raisonnablement considérer que ma liberté est un droit de ma personne,
un droit que je possède de naissance et qui définit ma vérité à
l'horizon de ma conscience, et en même temps prétendre que j'ai la foi
catholique, la foi en Jésus Sauveur ? Il me semble que non. |