Sans
doute le Concile ne niera pas ouvertement une telle proposition, au
contraire ! Mais enfin, on peut y reconnaître une exaltation de «
l'autonomie des réalités créées », qui auraient leur valeur en
elles-mêmes. Ainsi peut-on lire : « C'est en vertu de la création que
chaque chose est établie selon sa consistance, sa vérité et son
excellence propre, dans son ordonnance et ses lois spécifiques » ( G S
n°36, §2). Cette référence à la création indique, bien sûr, la
volonté de rencontrer un ordre objectivement transcendant à la volonté
de l'homme, en envisageant le monde tel qu'il est sorti des mains de Dieu.
Mais la volonté de trouver un ancrage transcendant à la conduite humaine
ne suffit pas ; il est très clair que l'on passe à côté de la
morale chrétienne, dans ce qu'elle a de spécifique, si l'on oublie la
corruption de notre nature. On fait ici comme si le péché originel
n'avait jamais existé, comme si l'homme faisait toujours bon usage des
choses bonnes qu'il a sous la main. Lorsque le Livre de la Genèse montre
Dieu regardant sa création, c'est-à-dire l'œuvre de ses mains, il est
dit : « Et Dieu vit que cela était bon... » N'oublions pas que le mal
ne se trouve jamais dans la création elle-même, mais dans le mauvais
usage que nous faisons des créatures. C'est en vertu de sa création que
chaque chose « est établie dans sa consistance spécifique ». Mais
parce que l'homme est foncièrement déréglé par le péché originel, il
arrive qu'il fasse mauvais usage d'une chose bonne. La théologie parle,
à propos de ce dérèglement, de la perte du don préternaturel
d'"intégrité". On peut essayer de donner quelques explications
pour mieux cerner ce mystère. Ayant perdu l'amitié de Dieu et l'élan
ordonné que cette amitié sublime crée au sein de sa propre nature,
l'homme est abandonné à cette lutte de la chair et de l'esprit qui
devient la toile de fond ordinaire de sa vie. On peut dire alors que les
dysfonctionnements de notre être moral trouvent dans le péché originel
un terrible catalyseur. La liberté de l'homme, en se mettant elle-même
au-dessus de tout et au-dessus de Dieu, a produit le péché. Dans les
hommes devenus libres de Dieu et comme déréglés, le péché a
spontanément proliféré.
Or
d'une manière très significative, la vision de l'homme que décrit Gaudium
et spes fait totalement abstraction de ce Péché originel et de ses
suites ; dans quelques paragraphes, certes, il est fait mention du
péché ; on évoque par exemple « cet esprit de vanité et de
malice qui change l'activité humaine ordonnée au service de Dieu et de
l'homme en instrument de péché » (n°37, §3). Mais, dans la lettre du
Concile, le péché apparaît comme quelque chose de ponctuel et non comme
l'état natif de l'humanité, ainsi que l'expliquent la théologie
et la doctrine chrétienne la plus classique.
Il
ne suffit donc pas d'affirmer que tel acte est naturel (conforme à la
Création) pour signifier qu'il est bon : la sexualité, par exemple, est
créée par Dieu, elle est bonne en soi - il faut le dire contre toutes
les formes de dualisme - mais son usage est souvent mauvais ; on ne
peut pas la juger uniquement à travers le fait qu'elle a été créée
par Dieu... il faut encore que l'homme en fasse usage d'une manière
droite, non pas dans l'élan de la concupiscence, mais conformément à
l'ordre de la charité. |