La
notion conciliaire d'autonomie des créatures, telle qu'elle a été
définie plus haut par la lettre du Concile, ressemble fort à un
naturalisme... Il est difficile d'exalter unilatéralement la Création en
oubliant le Péché d'origine et l'usage que fait l'homme de la
création, car c'est tout l'équilibre de la morale chrétienne
authentique qui s'en trouve compromis.
Prenons
d'autres exemples : la pauvreté chrétienne ne trouve pas sa valeur dans
son origine, elle n'a pas de place dans le monde tel qu'il est sorti des
mains de Dieu, elle n'est pas une des perfections de la création. Elle
trouve sa consistance propre, sa portée, sa puissance de témoignage,
dans le mauvais usage que les hommes font des créatures matérielles
depuis le Péché originel. En faisant profession de pauvreté, en
renonçant à la propriété, les moines chrétiens entendent manifester,
selon une grâce qui leur est propre, que le mauvais usage des créatures
et toutes les formes d'abus doivent se laisser purifier par le
détachement qui nous permettra d'inventer un monde où la concupiscence
des yeux n'a pas tout pouvoir. Comment comprendre l'humilité
chrétienne ? Comment comprendre toutes les formes d'ascèse si les
choses tiennent uniquement leur valeur du fait de leur création ?
Comment prêcher le renoncement ? Et recommander le sacrifice ?
Comment présenter le renoncement au siècle comme un idéal ?
Il
y a dans l'Évangile une autre signification à donner au mot
"monde". Certes, le monde, c'est d'abord l'esprit du monde,
c'est-à-dire la concupiscence sous toutes ses formes, l'amour de soi
jusqu'au mépris de Dieu comme dit saint Augustin. Mais, d'une manière
plus littérale, plus directe, la tradition chrétienne dans son ensemble
reconnaît une nocivité particulière, une violence singulière dans le
groupe humain comme tel. En ce sens, le monde c'est le genre humain, ce
sont les autres hommes, ce sont ceux qui nous entourent, et il faut que
nous soyons capables de discerner jusqu'en nous-mêmes cette fragilité
qui nous entraîne à faire comme les autres, à être comme les autres.
C'est ainsi, par exemple, que saint Thomas explique la prière ultime de
Jésus, disant au chapitre XVII de saint Jean : « Je ne prie pas pour que
Tu les enlèves du monde mais pour que Tu les gardes du mal ». « Serves
a malo, scilicet mundi » commente saint Thomas. Que Tu les gardes de
ce mal qui est dans le monde. Le Docteur angélique n'hésite pas à
poursuivre : « Il n'est pas facile, pour un homme qui vit parmi les
méchants, de rester indemne du mal, surtout alors que le monde entier est
posé dans la malice : totus mundus in maligno positus... » Quel
est ce mal singulier qui est le fait des hommes réunis ? C'est un
mystère - qui tient au mystère d'iniquité - mais un mystère dont il ne
faut pas nous émouvoir, un mystère qui ne doit pas être pour nous une
occasion de scandale : « Cessez de vous émerveiller, frères, que le
monde vous haïsse. » s'écrie saint Jean dans son Epître. |