Il
devient plus facile, dans le souffle de ces textes, de reconstituer la
scène primitive, pour mieux évaluer le traumatisme d'où est née la
modernité : c'est la liberté de l'homme qui a rencontré Dieu et qui, de
rage, l'a supprimé... Toute l'histoire de la pensée allemande est
l'histoire de cet affrontement entre la transcendance de Dieu et la
puissance de l'homme.
“
Rien d'extérieur, rien de supérieur ! ” répétait déjà le mage
Paracelse, à la fin de la Renaissance. L'effort de pensée auquel on
assiste à partir de Rousseau et de Kant (dès la fin du XVIIIème
siècle) consiste explicitement à installer la volonté toute puissante
de l'homme au cœur de l'être même.
Pour
cela, il importe d'abord de cultiver l'agnosticisme, c'est la phase
kantienne. L'esprit humain ne peut rien connaître au-dessus du monde
sensible ; il ne reste à l'homme que le libre élan de la croyance
pour pallier les absences et les étourderies de l'Etre suprême. Cette
liberté est absolue, elle renvoie à une loi que l'homme se donne à
lui-même, indépendamment de toute réalité extérieure. C'est le pur
sens du devoir qui le guide et qui le fait renaître dans une autre peau,
comme un homme libre et non comme un esclave. Quant à son Dieu, ce n'est
plus celui de la Bible, qui se révèle par des paroles de feu et entend
être servi sans faiblesse. Non, le Dieu nouveau est en avant de
l'homme et comme à son service, puisque tout doit être subordonné au
nouveau règne des fins qui s'instaure et à la dignité inaliénable de
la personne. Le Dieu, né des spéculations d'Emmanuel Kant, est un Dieu
qui est personnel, au sens où il est personnel à chacun...
Mais
Kant ne fait que traduire en une rhétorique rigoureuse ce qui est comme
l'esprit de son temps. N'est-ce pas Madame de Staël, la fille de Necker
qui déclarait à la même époque : “ II n'est aucune question ni de
morale ni de politique dans laquelle il faille admettre ce que l'on
appelle l'autorité. La conscience des hommes est en eux une révélation
perpétuelle et leur raison un fait inaltérable. ” (cité par Lucien
Jaume, L'individu effacé p. 69). L'idée de la conscience comme
révélation nous mènerait d'ailleurs, si on la suivait, bien au-delà de
Kant, du côté de Fichte et des théoriciens romantiques de l'intuition
intellectuelle. Le Sujet absolu, libéré de l'expérience sensible,
libéré du réel, fait surgir un monde moral et religieux de son propre
élan et, en quelque sorte, de son propre fond. Ce qu'il nomme sa
croyance, c'est cette élaboration idéale dans laquelle il s'identifie
lui-même comme le nouveau fondement de la vérité et l'origine de la
lumière. “ La croyance n'est pas une science, mais une décision de la
volonté de donner à la science sa pleine valeur ” dit Fichte. (La
destination de l'homme, Aubier p. 147). La volonté est bien ici au cœur
d'une sorte de nouveau cogito : Je veux donc je suis, et je suis
voulant... “ Je suis absolument mon propre ouvrage ” (ibid). La Révélation
qui s'effectue dans ma conscience consiste dans la manifestation de cet
ordre nouveau du vouloir universel, tel qu'il m'apparaît infailliblement,
tel qu'il apparaît à ma conscience : je me perçois comme
nécessairement destiné à cette liberté du vouloir et tout ce qui
pourrait paraître contrarier cette liberté devrait être considéré
comme pure apparence.
Schelling,
sur la même ligne, tentera de donner un corps à cette subjectivité
tendue vers le Bien, c'est-à-dire vers l’autoréalisation d'elle-même.
Selon lui, “ la liberté est le concept général positif de l'en soi
” (Recherches philosophiques sur l'essence de la liberté éd.
Vrin p. 159). “ La volonté est l'être originel et tous les prédicats
de celui-ci ne conviennent qu'à elle : absence de fondement, éternité,
indépendance à l'égard du temps, acquiescement à soi-même. Toute la
philosophie ne tend qu'à ce seul but : trouver cette expression suprême
” (op. cit. 161). Le commentaire de Heidegger sur ce texte de
Schelling est éloquent : “ C'est dans le vouloir que ce philosophe
trouve les prédicats que de tout temps, la pensée métaphysique attribue
à l'Etre, dans leur forme ultime, dans leur forme la plus élevée et par
conséquent parfaite. Tout étant a le pouvoir de son être dans la
volonté et par la volonté ” (Qu 'appelle-t-on penser ? éd.
PUF p. 68). L'être est liberté. Le Bien n'est rien d'autre que cette
liberté qu'a chaque être de se constituer lui-même, de se donner à
lui-même. |