Au
fond, la philosophie des droits de l'homme ne dit pas autre chose. Lorsque
la déclaration du même nom articule, en son article 6, que la loi est
l'expression de la volonté générale, elle renvoie aux calendes grecques
l'examen d'un ordre objectif du monde et envisage l'Humanité citoyenne
comme capable de se donner à elle-même sa loi ; dans cette
perspective, chaque individu n'a d'autre bien que celui qu'il se donne à
lui-même. L'autodétermination de chacun renvoie à l'auto-constitution
de l'être moral, qui est l'être même en tant qu'il est esprit et donc
l'intime de chaque individu et le nouveau bien commun de l'humanité.
Ainsi,
dira Nietzsche, un peu plus tard mais dans la même ligne de pensée,
c'est en se créant lui-même que l'homme devient ce qu'il est. Cette
perspective n'est pas aussi éloignée qu'elle en a l'air de celle de
Marx, lui aussi prophète d'une humanité nouvelle. Mais qu'est-ce qui les
oppose ? Tandis que Nietzsche croit au surhomme, Marx se confie dans
l'Humanité universelle, et en particulier dans la force révolutionnaire
des prolétaires. Pour Nietzsche, la morale individuelle apparaît comme
l'art de l'impossible ; quant à Marx, il envisage la politique comme
une technique visant à réaliser l'utopie. Ceux qui ne seraient pas
marchands de rêves sont priés de s'abstenir...
Et
la religion direz-vous ? Marx pas plus que Nietzsche n'envisage
qu'elle puisse avoir un avenir dans le monde que laissent entrevoir leurs
prophéties pourtant contrastées. Mais, selon certains spécialistes de
l'intériorité, de même qu'il y a une morale de l'Age nouveau, de même
qu'il y a des politiques qui apprivoisent l'utopie, il doit y avoir de
nouvelles religions. Ou plutôt de nouvelles religiosités, de nouvelles
manières de vivre les vieilles religions.
A
l'image de l'état d'esprit qui prédomine désormais, la religiosité
devient l'expression d'un vouloir qui se projette aux dimensions de la
destinée que l'homme se donne à lui-même. Dans cette perspective,
l'homme ne vit plus "au plaisir de Dieu", c'est Dieu qui doit se
formuler au gré de l'homme. Dieu n'est rien d'autre que cette
révélation prodigieuse de la liberté de l'homme qui se réalise
lui-même en s'identifiant progressivement à son projet.
Je
crois que toutes les difficultés que peut ressentir l'intellectuel
aujourd'hui, lorsqu'il se trouve mis en face de Dieu, se trouvent
résumées dans ces formules. Lorsque les sages d'autrefois, lorsque les
philosophes tentaient de contempler le monde, ils voyaient une
Intelligence à l'œuvre : “ C'est l'Esprit qui a tout ordonné ”
disait Anaxagore en une intuition sublime qui fonde toute la philosophie
grecque. L'esprit divin, cette Intelligence unique, suprême et souveraine,
avait posé des lois régissant le monde physique et d'autres lois
régissant le monde moral. La liberté de l'homme ne pouvait se penser
elle-même comme bénéfique qu'à l'intérieur de cet ordre décrit par
la sagesse divine. Elle apparaissait comme l'art de déterminer les moyens
d'agir “ sans modifier l'ordre de la fin ”, comme disaient les
scolastiques. Qu'entendaient-ils par là ? Ils désignaient justement
l'ordre de la sagesse divine, sur lequel l'homme n'a pas prise, car ce
n'est pas lui qui peut décider du bien et du mal. Nous sommes bien
incapables d'inventer un monde. Il faut nous contenter de l'habiter !
Insensible
aux avertissements de la nature, qui lui rappellent les limites de l'animal
raisonnable qu'il essaie d'être, pour le meilleur et parfois pour le pire,
l'homme d'aujourd'hui se sent en droit de décider de tout, et ce n'est
pas la faute des philosophes. “ C'est au crépuscule que l'oiseau de
Minerve prend son envol ” aimait à répéter Hegel. Les philosophes
n'ont fait qu'entériner cette nouvelle mentalité qui était le legs fait
par l'élite du XVIIIème siècle au siècle suivant.
Au
lieu de concevoir un monde ordonné, dans lequel l'homme évolue en se
conformant à une loi qui n'est pas arbitraire mais qui donne à l'existence
vagabonde de l'animal humain sa consistance spirituelle, voilà qu'on
envisage de mettre le monde et ses lois entre parenthèses, d'oublier l'ordre
naturel, en considérant uniquement le sujet humain dans sa capacité à
se donner à lui-même un univers selon son goût. |