Cette
ultime métamorphose de l'esprit des Lumières a un nom : c'est le
romantisme. Je ne vise pas seulement un mouvement qui marque une étape
dans l'histoire de l'art, je cherche à caractériser une nouvelle façon
d'être, qui, même lorsqu'elle se tourne vers le culte de la Tradition et
de ses ruines - Maurras ne s'y est pas trompé - présente plus d'une
accointance avec la Révolution. Le romantisme, si sympathique qu'il
puisse apparaître aux petits consommateurs hébétés que nous risquons
de devenir, se caractérise toujours par l'exaltation du Moi et de ses
transgressions.
D'autres
systèmes succéderont au romantisme, infiniment plus redoutables dans
leur mépris de toute forme, dans leur rejet de toute objectivité et de
toute essence. Les constructions spéculatives des philosophes et les
théories esthétiques nous permettent de mieux apprécier le nouveau
cours de l'histoire. L'art et la philosophie sont devenus les reflets
d'une vie secrète et terrible. Les soubresauts de la liberté nouvelle
s'inscrivent ainsi dans les productions les plus élevées de l'esprit
humain. La religion devra suivre, elle aussi, cet esprit du temps, et sa
révolte contre tout ordre que l'homme n'a pas établi lui-même.
Il
faut bien reconnaître que toute la vie de l'homme a été profondément
bouleversée en un double mouvement : intériorisation d'abord. Le Moi est
devenu le plus passionnant des mondes, un monde que l'on n'a jamais fini
d'explorer (voir le célèbre Journal d'Amiel). Extériorisation
ensuite : l'homme se répand dans des productions toujours plus
sophistiquées, qui constituent comme l'horizon de son existence nouvelle.
C'est sans doute cette extériorisation du vouloir humain qui produit le
"mirage" de la technique, critiqué si violemment par Heidegger.
Mais
si la technique nous a donné un monde nouveau, n'est-elle pas capable de
nous donner aussi des dieux nouveaux ?
L'Homme
religieux est naturellement un ultra-conservateur pour tout ce qui touche
au culte et aux rites, les vieux Romains le savaient bien. Son évolution
est donc plus lente que celle de l'homme ordinaire.
Le
catholique, attaché à la Tradition, qui seule lui transmet la vérité
divine, semble devoir être encore plus conservateur. Saint Irénée
expliquait déjà au IIème siècle ce que Mgr Lefebvre rappela dans une
formule souvent citée : “ Notre avenir, c'est notre passé. ” Une
telle assertion paraîtra certainement fausse du point de vue de la vie
quotidienne et des problèmes que rencontre le fidèle chaque jour. Mais
du point de vue de la foi et de sa transmission, on ne peut pas formuler
autrement une véritable fidélité : “ Si moi-même, si un ange du Ciel
revenait pour vous dire le contraire de ce que je vous ai dit, qu'il soit
anathème. ” déclarait saint Paul aux Galates.
Seul
un coup d'éclat pouvait faire évoluer la religion catholique, en lui
permettant de s'adapter au New deal spirituel, si prégnant dans
l'art et dans la philosophie. Au concile Vatican II, la hiérarchie
catholique a voulu - pape en tête - prendre l'initiative d'un aggiornamento
universel, pour aller à la rencontre des préoccupations nouvelles de
tous ces "sujets" libres et égaux en droit qui peuplent la
société moderne.
La
réforme entreprise épousera le double mouvement du vouloir humain que
nous évoquions tout à l'heure : l'intériorisation, puisqu’une
religion doit être au service de la spiritualité humaine ; c'est
l'une des significations de la mode charismatique actuelle.
L'extériorisation, parce qu'une religion doit aujourd'hui se présenter
elle-même dans un contexte mondial et donc relativiser ses prétentions
à la vérité.
Si
elles cultivent ce curieux "intimisme international", les
religions seront vraiment au service de l'homme, selon l'intuition
génialement moderne et vraiment révolutionnaire de Sa Sainteté le pape
Paul VI. Ce n'est plus à l'homme de servir Dieu, c'est Dieu qui doit
servir l'homme. Ce renversement a une portée incalculable.
Le
grand Pan est mort, disait paraît-il Symmaque, le dernier des païens, en
déplorant la disparition du vieux Panthéon et de ses dieux. On pourrait
en dire autant aujourd'hui, si l'on inscrit les religions dans ce courant
d'irrépressible liberté qui emporte non seulement les penseurs, plutôt
retardataires, mais l'ensemble de l'humanité, allègrement invitée à la
fête de la liberté. L'attitude religieuse traditionnelle, faite de
soumission à la justice divine et d'espérance dans la bonté du
Principe, disparaît de plus en plus face à la volonté humaine, qui ne
supporte plus que ce qui est son œuvre. |