La
conscience religieuse selon Vatican II
Dans
les documents conciliaires, on trouve pourtant relativement peu de textes
significatifs concernant cette notion de conscience et cette idée que la
conscience humaine doit être le seul sujet de l'acte de foi. L'expression
la plus intéressante se trouve, justement, dans le paragraphe de Dignitatis
humanae que je viens de citer : elle tient en deux mots dans
l'original latin que la traduction officielle édulcore sans état d'âme
: conscientia mediante, par la médiation de la conscience. “
C'est par la médiation de sa conscience que l'homme perçoit et
reconnaît les injonctions de la loi divine ”.
Les
Pères auraient déclaré : “ C'est par la médiation de sa conscience
que l'homme perçoit les injonctions de la loi naturelle ”, on
aurait reconnu la pure doctrine de saint Thomas d'Aquin sur ce qu'au Moyen
Age on appelait la syndérèse. Dans la Somme théologique (IaIIae,
Q19, a5), le Docteur angélique explique bien que l'on est toujours
obligé de suivre sa conscience. Et il prend un exemple. La loi naturelle,
dans une de ses conclusions prochaines, nous indique que la fornication
est un mal. Mais, ajoute l'Aquinate, celui à qui sa conscience dicte
l'inverse, celui qui, en toute bonne foi quoique par ignorance, jugerait
que la fornication est un bien, pécherait certainement en ne suivant pas
l'injonction fornicatrice que lui transmet sa raison mal éclairée. A
l'exemple près, c'est d'ailleurs aussi l'enseignement du Concile (GS 16).
Cette accent mis par les moralistes chrétiens sur le rôle de la
conscience n'empêche pas de considérer que la loi morale est objective
et qu'elle existe en elle-même, indépendamment du jugement de la
conscience (saint Thomas insiste d'ailleurs sur ce point immédiatement
après avoir proposé l'exemple provocateur de la fornication).
Mais
si nous revenons au texte de Dignitatis humanae qui nous occupe,
l'adjectif divine ne renvoie pas seulement à la loi naturelle
inscrite par Dieu dans le cœur de l'homme (comme le rappelait saint Paul
aux Romains c.2). L'expression la loi divine dans le contexte où
elle est utilisée, s'applique à la foi elle-même et au monde surnaturel
que le croyant pénètre par la médiation de la parole de Dieu révélée
historiquement en Jésus-Christ : “ C'est par la médiation de la
conscience que le croyant perçoit les injonctions de la loi divine. ”
Manifestement,
ici, dans l'esprit des Pères conciliaires, la loi divine c'est la Loi du
Christ, son enseignement et les moyens qu'il met à notre disposition pour
vivre conformément à sa parole. Peut-on dire que la conscience humaine
possède, vis-à-vis de cette parole historiquement transmise, un pouvoir
de médiation ? Peut-on dire que l'adhésion du chrétien au Christ
par la foi est du même ordre que n'importe quelle décision d'ordre moral
qui nous est dictée par la conscience ? Ne serait-ce pas là faire
droit à une sorte de libre examen de la foi par le croyant ? Que la
prédication divine respecte toujours la conscience humaine, c'est une
chose acquise (cf. GS n°43), mais que la conscience humaine soit
médiatrice entre l'homme et le verbe de Dieu, c'est une chose qui est en
discussion, au moins depuis Luther, avec sa théorie du libre examen.
Si
l'on s'appuie scrupuleusement sur l'ensemble des textes du Concile qui
évoquent la conscience, on peut aussi proposer une autre explication.
Certes, Thomas d'Aquin définit habituellement la conscience (ou
syndérèse) comme un simple jugement. Mais saint Bonaventure, saint
Albert le Grand et toute l'Ecole de Cologne, jusqu'à Maître Eckhart et
jusqu'à Henri Suso et Jean Tauler, tous ces docteurs définissent la
conscience comme le fond secret de l'âme humaine où Dieu réside. Dans
cette autre perspective, la conscience n'est plus seulement le jugement
ultime de la raison pratique mais une sorte d'espace intérieur.
Le
Concile reprend cet enseignement, en se démarquant ici de saint Thomas d'Aquin,
pour expliquer que “ la conscience est le centre - nucleus, noyau
dit le texte latin - le plus secret de l'homme, le sanctuaire où il est
seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre ” (GS, n°16).
Dans
cette seconde perspective, ce n'est plus seulement une leçon de libre
examen qu'il faut lire dans la formule de Dignitatis humanae n°3.
Lorsque les Pères écrivent : “ C'est par la médiation de sa
conscience que l'homme perçoit et reconnaît les injonctions de la loi
divine ”, il faut comprendre que la Révélation historique n'est
pas seule à nous donner accès au Verbe de Dieu tel qu'en lui-même. A
l'intérieur de l'âme, dans un mystérieux fond secret, auquel les Pères
ici accordent crédit sans hésiter, l'homme perçoit le
surnaturel, c'est-à-dire la loi divine, il ne se contente pas d'en juger
ou de le reconnaître, il le perçoit. Percipit et agnoscit dit le
texte latin. Il perçoit et il connaît.
Si
les mots ont un sens, cela signifie que non contents d'enseigner
tranquillement le libre-examen par le moyen du dialogue, les Pères
rejoignent la formule philosophique de l'immanence dans sa version la plus
échevelée, la plus romantique. Pour eux, désormais, on peut dire que la
vérité surnaturelle ("la loi divine") naît dans l'âme
elle-même par la médiation de la conscience. Traditionnellement, l'Église enseignait jusqu'ici que la foi vient de ce qui est entendu : fides
ex auditu. C'est l'autorité de la parole prononcée par le
prédicateur (ou par l'Église) qui engendre dans nos cœurs l'obéissance
de la foi. Désormais, tout se passe comme si la loi divine était
déposée dans l'âme humaine et actuée par la conscience humaine
médiatrice de vérité. |