Analogies
philosophiques
Certains
lecteurs penseront peut-être qu'une telle manière de subordonner la
liberté à la vérité relève d'un obscurantisme inquisitorial,
caractéristique du fanatisme monothéiste. Ils verront, ceux-là, dans
nos efforts pour retrouver le sens de l'Évangile, une complaisance pour un
message dépassé et contraire à la nature de l'homme. Et pourtant,
Aristote, philosophe de la nature s'il en est, et absolument étranger à
tout risque de "barbarie monothéiste", met en lueur une
conception de la liberté qui, structurellement, ressemble à celle que
l'on découvre dans les textes du Nouveau Testament. Ainsi, la doctrine de
l'Évangile sur les rapports entre liberté et vérité possède une sorte
d'analogue, un équivalent en philosophie ; il n'est pas inutile de
se le rappeler.
Comment
pouvons-nous prétendre être libres ? Première solution : nous
considérons que nous sommes libres à partir du moment où nous nous
épanouissons à notre guise, dans le jaillissement spontané de notre
nature. Cette liberté, souvent rêvée, il s'avère en réalité qu'elle
donne à vivre le contraire de ce qu'elle promet. Depuis Platon, nombreux
sont les philosophes ou les écrivains qui s'en sont rendu compte et l'ont
exprimé chacun à leur manière. “ La liberté absolue, c'est le
despotisme absolu ”, déclare Dostoïevski dans Les Possédés.
Il
existe, depuis Aristote, une autre théorie de la liberté : être libre,
d'après le Stagirite, c'est avoir trouvé sa fin et s'appuyer sur cette
découverte de vérité pour vivre, c'est-à-dire pour inventer les moyens
de se rapprocher de ce qui semble bon.
Le
propre de l'esclave par nature, affirme le fondateur du Lycée, au début
de sa Politique, c'est justement qu'il est incapable de déterminer
la fin qui lui est propre. Restant lui-même sans but précis, sans
objectif personnel, sa force de travail est utilisée par d'autres, qui,
eux, savent où ils vont. Et Aristote ajoute cette distinction qui fait
scandale : soit l'esclave a été rendu tel par la prise, par la guerre et
la conquête, il est alors injuste qu'il demeure esclave. Soit l'esclave
se trouve ainsi parce que, par nature, il est incapable de s'élever à la
considération de sa fin. Et dans ce cas, son sort n'a rien d'injuste.
Richard Bodéüs, après avoir exposé cette théorie, conclut qu'il
existe aujourd'hui beaucoup d'esclaves par nature, incapables de
s'assigner à eux-mêmes des objectifs, inaptes à baliser librement leur
existence et qui servent simplement de moyens à d'autres, plus
motivés et donc supérieurs.
De
telles réflexions valent d'abord dans le domaine des rapports sociaux.
Elles permettent de qualifier le droit du maître et celui de son esclave
- et (pourquoi pas ?) le droit du Capital anonyme et le droit du
travailleur. Mais il existe un champ d'application analogique dans un
ordre plus spirituel, selon la manière dont l'homme appréhende sa destination.
Celui
qui se croit "né libre" a pour finalité ultime la réalisation
maximale de sa propre liberté, il a un droit absolu sur tous les objets
de sa croyance qui se trouvent uniment soumis à une sorte de question
préalable : cette idée de Dieu ou du sacré va-t-elle pour moi dans le
sens d'une liberté plus grande ? Insidieusement, Dieu se réduit à
un objet pensé, à une idée, à une construction mentale, il ne se vit
plus qu'au gré de l'homme ; l'homme accepte d'avoir une religion, du
moment que cela se solde pour lui par plus de confort moral, plus de
prospérité, plus de... liberté, c'est-à-dire plus de droit.
Terrible
grandeur de l'homme qui croit apprivoiser Dieu ! Au moment où il
s'imagine en souverain absolu de sa propre existence, au moment où il est
certain que sa propre fin se trouve en lui-même, ce droit absolu, qu'il
s'arroge sur le monde et sur son principe, le rend esclave de ses
impressions, de ses envies, de ses foucades ou tocades... Parfois jusqu'à
l'autodestruction ou à l'esclavage. On pourrait nommer ce renversement de
la toute puissance dans l'impuissance le paradoxe de l'autonomie. Parce
que l'individu croit à son propre règne, il se dispense de toute quête
d'une finalité extérieure à lui, il ne cherche la transcendance que
comme moyen de sa propre transascendance, et il se ruine : le point
fixe, la finalité extérieure lui manque. C'est au moment où il
s'imagine le plus libre qu'il se découvre vide. L'expérience terrible de
la dépression provient souvent de cet excès de liberté qui se
transforme en une cuisante impuissance...
Au
contraire, celui qui reconnaît le droit qu'a sur sa conduite le lambeau
de vérité qu'il a reçu en héritage ou qu'il a parfois (plus rarement)
découvert par lui-même, celui-là peut fonder sa liberté sur un
objectif entrevu. Il est libre parce qu'il a une fin, un but. Il est
libre, comme le dit Notre Seigneur dans l'Évangile, parce que la vérité
qu'il entrevoit l'a rendu libre. |